LES BOUCHERS
(Partie 1/2)
(D'après un texte paru en 1879)
Il est peu de métiers plus anciens que celui de boucher, et il en est aussi très peu qui aient donné lieu à de plus nombreux règlements, dans l'intérêt surtout de la santé publique. En France, à l'origine et même assez loin dans le Moyen Age, il ne fut exercé que par un petit nombre de personnes, ou même seulement par quelques familles où les fils succédaient aux pères. Ainsi, au douzième siècle, à Toulouse, la boucherie était inféodée à une famille qui avait seule le droit d'abattre les animaux et d'en détailler les chairs.
De même, à Paris, cette profession ne fut exercée longtemps que par un très petit nombre de familles. On a des motifs de supposer que cette organisation remontait à l'époque romaine. Il paraît probable qu'à l'origine une seule boucherie suffisait à tous les habitants ; elle était située dans la Cité, à l'endroit qui fut appelé le parvis Notre-Dame. Le nom d'une paroisse voisine, Saint-Pierre aux Boeufs, en a perpétué le souvenir. Cette boucherie, que Philippe-Auguste avait donnée au chapitre de Notre-Dame, subsista jusqu'au commencement du quinzième siècle.
Avant le règne de Louis le Gros, il existait une autre boucherie située sur la rive droite de la Seine, en face du grand Châtelet, à la porte de Paris ; elle appartenait au roi. De nouveaux étaux s'étant établis aux environs, il s'éleva un différend, et les bouchers royaux furent quelque temps suspendus de leur office ; puis on les rétablit dans leur privilège, et on leur donna même tous les nouveaux étaux moyennant une redevance annuelle payée aux propriétaires primitifs.
Au quatorzième siècle, cette boucherie de la porte de Paris prit le nom de Grande Boucherie, par opposition à celles qui s'étaient élevées peu à peu sur la rive gauche de la Seine. On la désignait encore ainsi au dix-huitième siècle. Du reste, des étaux existaient aussi sur la rive droite, en concurrence avec la Grande Boucherie. On y construisit même une balle sous les murs du Châtelet ; mais le prévôt de Paris fut obligé de la faire abattre pour rétablir la circulation. Cela se passait sous Charles VI.
Peu d'années après, les bouchers de Paris, de plus en plus nombreux, prirent part à la lutte sanglante entre les Armagnacs et les Bourguignons. Ce fut surtout dans le quartier Sainte-Geneviève qu'ils se soulevèrent, ayant pour principaux chefs Legoix, qui s'obstinait à vendre de la viande le vendredi, et Caboche l'écorcheur. On sait quelle fut l'issue de cette tentative de réforme, dite cabochienne, commencée avec de bonnes intentions peut-être, mais qui ne pouvait réussir par des moyens aussi violents.
Le 13 mai 1416, le roi ordonna que les constructions de la Grande Boucherie seraient démolies ; ce fut très probablement aussi le sort de celle du parvis Notre-Dame, dont il n'est plus fait mention dans la suite. Peu de mois après, la communauté même des bouchers de la Grande Boucherie était supprimée, ses privilèges révoqués, ses biens confisqués, et il fut ordonné que désormais tous les bouchers ne formeraient qu'un seul et même corps régi comme les autres corps de métiers. En même temps, pour que l'alimentation de la ville n'eût pas à souffrir de ces mesures, on créa quatre nouvelles boucheries. Deux ans plus tard, les Bourguignons étant revenus au pouvoir, la communauté des bouchers de la Grande Boucherie fut rétablie, sa balle reconstruite ; la démolition des quatre nouvelles boucheries fut en même temps arrêtée, mais exécutée seulement en partie.
Un préjugé a toujours fait considérer les bouchers comme capables de grandes violences ; il est vrai qu'ils ont été souvent tout au moins peu mesurés dans leurs paroles et leurs manières. Un arrêt du Parlement « deffend par exprès à tous maistres bouchers, détailleurs, leurs serviteurs et autres, vendant et débitant chair tant à la Grande Boucherie que autres, d'injurier, outrager, ou dire aucun blasme aux personnes qui d'eux achepteront, soit hommes, femmes, filles, serviteurs ou chambrières, ou autres personnes quelconques » ; le tout sous peine de punition exemplaire.
Philippe-Auguste avait donné à une communauté de bouchers, celle de la Grande Boucherie, des statuts qui furent plus tard confirmés. Les étaux établis dans les autres quartiers de Paris étaient bien, en droit, soumis à la juridiction de la Grande boucherie ; mais, en fait, ils ne formaient point avec elle, comme nous l'avons déjà dit, un corps de métier ; le contrôle des viandes qui y étaient mises en vente était plus difficile. Le roi Jean II voulut remédier à cet inconvénient en les réunissant tous en une seule corporation, et en créant des jurés-visiteurs comme pour les autres métiers ; mais son ordonnance demeura sans effet.
A la fin du quinzième siècle, les quatre ou cinq familles propriétaires de la Grande Boucherie s'étant fort enrichies, plusieurs d'entre elles affermèrent leurs étaux à des étrangers, étaliers ou compagnons bouchers, pris la plupart du temps parmi des gens mal exercés, et qui mécontentèrent tout le monde. Le Parlement s'émut, et contraignit les vrais bouchers à desservir eux-mêmes leurs étaux ou à les faire desservir par des gens à gages et connaissant le métier. Ces derniers demandèrent par la suite à être « maîtres » ; on leur accorda ce titre, malgré l'opposition des propriétaire, qui finirent cependant par leur louer les étaux. Dès lors, il n'y eut plus de privilège pour la Grande Boucherie.
Le prix du loyer des étaux varia beaucoup suivant les époques, et, afin d'éviter des variations trop brusques, on fut obligé de le fixer. En 1540, il fut arrêté à 16 livres parisis par an ; il fut successivement élevé ; en 1690, il était de 960 livres. A partir de ce moment, l'importance de tel ou tel étal ayant trop sensiblement varié pour qu'on pût les soumettre à un taux uniforme, les propriétaires firent leurs baux à leur volonté ; seulement, il fut défendu de changer de locataires, de demander des augmentations, de renouveler un bail ou de le transmettre, sans la permission du magistrat de police.
Il était également défendu d'occuper un second étal sous un nom d'emprunt dans la même boucherie, et plus de trois étaux dans toute la ville. Guillaume de Saint-Yon, le plus riche boucher de la Grande Boucherie au quatorzième siècle, possédait trois étaux.
Ce ne fut guère qu'à la fin du quinzième siècle que s'établit définitivement la corporation des charcutiers ; auparavant, ils ne faisaient que cuire des viandes qu'ils cherchaient des bouchers, lesquels vendaient toute sorte de bétail, y compris les porcs.
LES BOUCHERS
(Partie 2/2)
(D'après un texte paru en 1879)
A u Moyen Age, Paris avait deux marchés aux bestiaux et le bétail était vendu par des vendeurs attitrés dont l'intervention était nécessaire, mais qui pour la plupart étaient gens de mauvaise foi, quelquefois prompts à se sauver, le marché conclu, avec le prix des bestiaux. Souvent les bouchers allaient chercher le bétail loin de Paris ou le faisaient acheter par des courtiers ; dans tous les cas, il leur était défendu de porter préjudice à leurs confrères en allant au-devant des troupeaux pour les acheter avant leur entrée dans la ville.
On ne pouvait vendre la chair des animaux morts de maladie ou des bêtes trop jeunes. La viande des animaux nourris en certains lieux, les maladreries par exemple, était également prohibée ; elle était saisie et brûlée, et quelquefois même la viande saine trouvée sur les étaux avait le même sort. Il en était ainsi de la marchandise qui avait été exposée trop longtemps à l'étal ; il est vrai que les bouchers usèrent parfois d'un stratagème : pour donner plus d'apparence à leur viande « défraîchie », ils plaçaient des chandelles, même en plein jour, sur leurs étaux, afin, grâce à une lumière blafarde, de faire acheter par les clients des morceaux suspects. Le prévôt des marchands fut contraint de leur enjoindre de réduire ces illuminations intéressées au strict nécessaire.
Une fois que l'animal était assommé (le genre de mort différait suivant que la viande était destinée à des chrétiens ou à des juifs, lesquels avaient toujours leurs boucheries à part), on l'écorchait et on le coupait en six morceaux, les deux épaules, les deux cuisses, le devant et le derrière du corps.
A l'étal, ces morceaux étaient subdivisés ; il est cependant à remarquer que le filet n'était point ce que nous appelons ainsi aujourd'hui , mais un morceau près du rognon, auquel avait droit le garçon qui avait tenu les pieds de l'animal pendant qu'on l'écorchait. Le morceau le plus estimé dans le boeuf était le noyau : « Un des meilleurs morceaulx ou pièces de dessus le beuf, soit à rostir ou cuire en l'eaue, c'est le noyau de beuf ; et nota que le noyau de beuf est la pièce après le col et les espaules. » Ainsi s'exprime un auteur du quatorzième siècle, qui a nous a laissé un Traité de cuisine dont bien des recettes feraient pâlir nos cordons bleus.
A l'origine, en France, la viande paraît s'être vendue au poids ; mais de bonne heure on la vendit au morceau, à la main, disait-on. On essaya plusieurs fois d'établir une taxe, mais sans grand résultat ; et, en somme, les bouchers gagnèrent toujours à peu près ce qu'ils voulurent. Un de leurs profits en nature était encore la fonte du suif, qui passait ensuite entre les mains des chandeliers.
Un boucher recevait l'adjudication de la viande nécessaire a l'entretien de la maison du roi ; et comme fournisseur du roi, il avait le droit de prise, c'est-à-dire le droit de choisir les têtes de bétail avant leur arrivée au marché public ; ce privilège donnait lieu à d'innombrables abus.
Les bouchers étaient au nombre de ceux auxquels il était permis de vendre et de travailler les jours fériés ; d'abord, ils durent observer tous les dimanches de l'année, et de plus une douzaine de fêtes ; dans la suite on leur permit d'ouvrir leurs étaux tous les jours, au moins pendant une partie de l'année.
Sans parler des règlements qui les obligèrent depuis le seizième siècle à se présenter tous les ans devant le magistrat de police, à la fin du Carême, pour y continuer le bail de leurs étaux et prendre l'engagement de les desservir, un grand nombre de dispositions avaient été prises pour sauvegarder contre eux la salubrité publique et les empêcher de rendre inhabitables les quartiers où ils avaient élu domicile. C'est ainsi qu'au quatorzième siècle on défendit aux bouchers de la montagne Sainte-Geneviève de jeter dans la rue le sang et les débris provenant des animaux qu'ils avaient abattus.
Au Moyen Age, le « four » du métier des bouchers de Paris, c'est-à-dire la maison de la corporation, était situé près du Châtelet, du côté de la Grande Boucherie : c'était là que le maître et les jurés tenaient leurs séances, et, dans certains cas, rendaient la justice et punissaient ceux qui avaient contrevenu aux statuts du métier. La corporation avait un sceau qui était apposé au bas des actes qui l'intéressaient, tels, par exemple, que les contrats d'apprentissage.
Au quinzième siècle, la confrérie que les maîtres bouchers avaient à Saint-Jacques portait le nom de « Confrairie de la Nativité de Notre-Seigneur aux maistres bouchers de la ville, en la chapelle Saint-Loys » ; et, au dix-huitième siècle, il existait encore, à un des angles de la Boucherie, un bas-relief de cette époque représentant la Nativité. Par extraordinaire, la fête de la confrérie ne se célébrait point le jour de Noël, mais le dimanche suivant ; et, ainsi que cela se pratiquait dans certains autres métiers, on y admettait tous ceux qui manifestaient le désir de s'y associer.
La fête de la corporation n'avait pas lieu le même jour dans toutes les villes ; la Saint-Barthélemy, la Saint-Hubert, la Saint-Nicolas, la fête du Saint-Sacrement, la fête de l'Annonciation, étaient les jours le plus fréquemment adoptés pour ces sortes de solennités. On avait choisi ces deux dernières fêtes en souvenir des paroles de l'Evangile : « Le Verbe s'est fait chair », et « Ma chair est vraiment une nourriture. » Si les saints patrons étaient différents, les armoiries et les bannières ne l'étaient pas moins ; cependant il est à remarquer que le boeuf passant, comme on dit dans la langue du blason, c'est-à-dire marchant, y dominait : allusion naturelle à l'animal qui faisait le principal objet du commerce des confrères.
Ailleurs, nous trouvons le bélier ; les boucliers de Rennes firent figurer dans leurs armoiries une figure du Christ ; ceux de Dinan, un saint Jean ; ceux de Lille, un saint Barthélemy ; ceux de Cambrai, un saint Hubert ; ceux de Douai, une Vierge. Les privilèges des bouchers de Paris, en ce qui concernait la justice, furent confirmés par Henri II en 1550, et ils ne perdirent définitivement cette prérogative qu'en 1673, lorsqu'on réunit toutes les justices à celle du Châtelet. Les statuts accordés aux bouchers-étaliers de la Grande Boucherie, d'abord simples locataires, en 1587, furent étendus à tous les bouchers de Paris. En 1653, par suite d'un concordat, ils reçurent quelques modifications, et ne furent définitivement abolis que le 13 mai 1791, date à laquelle il y avait environ 230 bouchers à Paris. Voici quels étaient les principaux points visés par ces statuts.
Nul ne pouvait être reçu maître s'il n'était fils de maître ou avait fait trois ans d'apprentissage et trois ans de service dans une boucherie. Les fils de maîtres, pourvu qu'ils eussent servi pendant trois ou quatre ans, étaient dispensés du chef-d'oeuvre, lequel consistait à mettre un boeuf, un veau, un mouton et un porc, en état d'être vendus sur l'étal, à les habiller, pour employer le terme du métier. Les fils de maîtres pouvaient devenir maîtres à dix-huit ans, les autres à vingt-quatre seulement. Quatre jurés, élus tous les deux ans par la communauté des maîtres, devaient veiller à l'observation de ces statuts. Ils avaient encore la charge de visiter les animaux qui devaient être abattus, « et surtout ne permettre qu'aucunes bestes mortes ou malades soient vendues ou débitées au peuple, pareillement les chairs trop gardées, indignes d'entrer au corps humain, à peine d'amende que payera le maître boucher qui sera trouvé y avoir contrevenu. »
Tels furent les règlements qui restèrent en vigueur jusqu'à la Révolution, époque à laquelle il existait encore comme représentants de cette antique corporation les Thibert et les Saint-Yon. Ajoutons que si le corps de métier disparut, les bouchers n'en conservèrent pas moins certaines habitudes qui durent encore aujourd'hui, et dont les ordonnances ne font point mention : par exemple, la « réjouie » ou « réjouissance », à laquelle l'esprit gaulois donna sans doute ce nom par antiphrase, doit être aussi ancienne que la corporation. Quant à la liberté de boucherie, bien qu'elle ait existé momentanément dans certaines villes, à Chartres par exemple, elle ne fut en somme, sous l'Ancien Régime, qu'une exception.
sources:
http://www.france-pittoresque.com